" ... rares sont aujourd’hui les films aussi lumineux que ceux de Schanelec (...) Ainsi, Marseille et Nachmittag peuvent bien être pris pour ce qu’ils sont : des traités pratiques sur la façon dont la lumière tombe sur les choses ou les traverse. Sur la façon dont elle frappe les êtres, les éblouit et, ce faisant, les opacifie aux yeux des autres. Cela n’a rien d’arbitraire. Nous sommes au cœur du projet esthétique de Schanelec : dresser une barrière de clarté laiteuse entre ses personnages, un voile diffus où s’engluent leurs volonté et emportements. Un grand bain d’air dont l’épaisseur les freine et finit par les fixer. Un aquarium contre les parois duquel ils buttent. La faible profondeur de champ, souvent en vigueur, alliée aux partis pris de surexposition, achèvent de plonger l’environnent dans un même flottement vague (...)
Nachmittag, adapté de La Mouette de Tchékhov, s’ouvre sur ce qu’on devine être les répétitions d’une pièce de théâtre. Ce premier plan s’inscrit dans les quelques instants qui précèdent le début du jeu : allées et venues des quelques personnes présentes, scène nue, gradins vides. Une actrice quitte la salle et rejoint la scène. Elle se prépare, elle va jouer… on passe à autre chose : le film commence.
On tient peut-être dans ce plan introductif, dont l’agencement lacunaire va s’éclaircir par la suite, la raison du style de Schanelec : tout s’agence comme si chaque plan était pris du fond du décor. Les bords du cadre concentrent une bonne part de sa cruauté : ils piègent ou expulsent, ils tranchent, ils suppriment, mais jamais ne se font accueil ou refuge. Ils sont comme ces coulisses visibles sur certains plateaux, au-delà desquelles les personnages n’existent plus sans pour autant cesser d’apparaître.
Irène est actrice. Un après-midi d’été, elle se rend chez son frère Alex, en mauvaise forme, où vit son jeune fils Konstantin, auteur de théâtre veillant sur son oncle. La grande demeure entourée de verdure et bordée d’un lac accueille également les filles des voisins : Agnès, 19 ans, ancienne petite amie de Konstantin et sa petite sœur Mimmi qui partage son temps entre baignades et parties de cartes.
Cette petite troupe n’a plus grand-chose d’une communauté : l’habitude de se retrouver – qu’on devine – a cédé le pas à la fatigue, l’ennui et le désintérêt. Irène profite de ces retrouvailles pour présenter son nouvel amant à ses proches. Des échanges se configurent entre les différents protagonistes, au cours desquels chacun prend acte de sa solitude et de sa propre indisponibilité aux autres. Bien qu’il perce parfois ces nappes d’attente, de repos – d’agonie ? – et d’amer farniente, le passé émerge sourdement comme la survivance d’un rituel qui n’a plus lieu d’être, dans la mesure où il s’est vidé de tout désir de la part de ceux qui l’accomplissent encore. D’où ce sentiment que ces dernières retrouvailles sont celles de trop, la fois où chacun comprend qu’il ne pourra plus délivrer envers les autres, jusque dans ses propres mots d’amour, que des paroles de haine.
Chez Tchékhov, ce sentiment qu’un rituel était peut-être accompli pour la dernière fois s’accompagnait, pour la communauté en cause, de la douloureuse conscience de son inutilité. Fidèle en ce point à l’auteur, Schanelec situe son action au moment exact où le rituel, vidé de son sens, est devenu simulacre.
Plus personne n’y croit mais tout le monde s’y accroche lâchement, sans énergie. D’ailleurs, la seule qui semble y croire encore un peu, ou surestimer son importance – Irène, qui garde un soupçon d’amour dans le cœur – s’en prendra plein la gueule. Croyant à raison surprendre une tentative de suicide, elle se coupe en retirant des mains de son fils – sorte d’ange blond éthéré, distant au monde - la lame qu’il pointait contre lui-même. Elle se fait traiter de charogne par son frère, avant qu’il n’avoue se désintéresser d’elle peu à peu.
Et il faut voir à table comment les hommes lui parlent ! Elle concentre à son endroit toute l’hostilité de sa famille (deux hommes sans femme, soudés contre elle, la mère). C’est pourtant à elle que revient le dernier regard – le dernier mot ? – du film, posé sur un lac qui lui répond par la belle constance de sa sérénité et de son mutisme.
Quand, au début du film, Konstantin demande à son oncle Alex : « À quoi crois-tu ? », celui-ci lui répond : « À des moments isolés et souvent inattendus. ». Une belle figure de ponctuation suspendue qui ressemble à s’y méprendre au cinéma d’Angela Schanelec."
Mathieu Macheret